DE L’ÉMISSION DES CORPS



Dans son roman Dan Yack, composé du Plan de l’Aiguille et des Confessions de Dan Yack, publié en 1929, à l’orée du cinéma parlant, au moment où les fantômes du muet commencent à franchir le tain de l’écran, Blaise Cendrars dresse le portrait d’un personnage excentrique et mélancolieux, sec et fébrile, épris de conquête des pôles et de science phonographique. « J’aime mon dictaphone. Je le fais marcher toute la journée. Même la nuit. Il arrive à enregistrer des bruits. L’autre nuit, je l’ai mis sur le seuil de la porte pour enregistrer le bruit de la pluie. Je lui ai dit : “ — Écoute s’il pleut ? ” Et il a écouté, et il l’a entendue. 1 » Curieuse activité que celle d’enregistrer le son de la pluie. Mais qu’entend-on par pluie ? Pluie est-il le nom d’un simple phénomène météorologique momentané, parfois violent, furtif ou soudain, qui nous surprend en pleine course ou celui d’une science méthodique et patiente qui conjugue l’imaginaire à l’écoute ? Il est frappant d’écouter et d’enregistrer le bruit de la pluie. Grêle, grain, grésil semblable à la rumeur des métronomes de György Ligeti dans son Poème symphonique 2. Crépitement dru, irrégulier qui rappelle le sillon du disque noir où crachote la poussière, les éraflures de la pellicule prise entre les rainures et les glissières du projecteur, striée de lignes verticales ou, plus simplement, le souffle de la piste magnétique, son bruit de fond, sa lame de fond. Comment faire surgir, donner à voir, provoquer l’apparition (ou la disparition) d’un corps, d’une voix, d’un solide à travers le souffle de la bande magnétique ? La pluie crée, aux dires de John Hull qui devint aveugle à l’âge de quarante-cinq ans, une forme de perspective qui permet d’éprouver l’espace, le volume, la couleur, douant le monde de corporéité. Par le jeu de ses intervalles, sa trame et son relief, elle définit un plan de conscience.


Sans doute est-ce la raison pour laquelle Hélène Magne a donné ce titre à sa pièce sonore, musicale ou radiophonique, La pluie fait surgir, qui provoque des images par le montage serré de fragments et de vignettes, à mi-chemin du vrai et du faux, du léger et du grave, de l’archive et de son invention. Les rapprochements sont parfois sibyllins, formant un crible sonore selon l’arabesque des associations d’idées, des espacements et des silences. Peu de cacophonie. Au contraire. Des lignes sonores claires, détachées sur un fond de silence. Une pluie douce, espacée. Un ton à la fois grave et primesautier. Deux plans toujours en interaction : un récit discontinu, proche de la confidence, manière de vie imaginaire, et le réseau musical ou radiophonique des citations et des emprunts, prêtant à réflexion sur l’écoute elle-même, de manière allégorique. Peut-on s’écouter ? Entendre sa propre voix dans le microphone. J’écoute. Des corps, des planètes, des astres lancés dans l’espace, retenus par des tourbillons. Des explosions sourdes de proche en proche, des radiations atomiques, des programmes radiophoniques. Des voix et des appels sur les ondes courtes. Des corps radieux. Transmission sans fil. La voix n’est-elle pas un corps en mouvement qui se disperse en tous sens ? D’où la confusion poétique entre le disque et la voie lactée, les bolides en orbite et les voix, l’échelle harmonique et l’échelle céleste, astronomie et harmonie, calcul des sphères. Mobilité générale comme nous le rappellent les réclames sur les brosses lustreuses imprégnées Nénette destinées aux automobiles, les nouveaux aérotrains, le sous-marin Nautilus ou le vaisseau Spoutnik. Nénette, Nautilus, Spoutnik. Autant de noms propres devenus communs, au croisement des souvenirs individuels et de la mémoire collective, au gré des découvertes radiophoniques favorisées aujourd’hui par l’archivage en ligne qui tend à effacer les frontières strictes entre l’anodin et le grave. Hélène Magne fait feu de tout bois : réclames, chansons, ritournelles, citations musicales, faux entretiens, vrais entretiens, vrais souvenirs, faux souvenirs. L’archive, réelle ou feinte, est l’objet d’une activation seconde, d’une performativité par collage, détournements, cut-up début/fin, procédant par contiguïté (une idée enchaîne sur une autre, pas à pas, marabout de ficelle, associations d’idées) ou contrepoint, à distance, selon des chaînes de correspondance (astronomie, musique, acoustique, maladie).


J’écoute. Célèbre pour ses voyages dans la stratosphère vocale en parvenant à produire un contre-contre-ré, la note la plus aiguë jamais chantée, la voix de Mado Robin est-elle un météorite ? Elle aura parcouru les ondes, de la radio à la télévision, en produisant ce son excessif, sinon explosif. Une voix peut-elle, selon la croyance, briser une vitre ? Je me souviens enfant que nous entendions souvent les avions franchir le mur du son. Les vitres claquaient d’un bang sonore comme des tympans. Syncope. A-t-on cessé désormais de franchir le mur du son ? « Chaque chose », nous dit Hélène Magne ou les multiples avatars qui parlent à travers ses collages sonores, les voix ventriloquées qui essaiment au fil de ses citations, de ses emprunts et de ses forgeries, « chaque chose a sa vitesse propre ». Trajectoire composée d’un début et d’une fin, d’une propulsion et d’une chute. Perdre la vue, ou la mobilité. Jacqueline du Pré, musicienne prodige, violoncelliste, contracte la sclérose en plaques à l’âge de vingt-six ans et doit interrompre sa carrière. Chute en plein vol pour la musicienne frappée par la maladie. C’est son histoire que nous conte avec pudeur Hélène Magne par touches discrètes et souvenirs qui conjuguent l’élan et l’obstacle, l’émission et le tremblement. Le son du violoncelle, dit-on, est proche de la voix humaine. Ce qui surgit, s’échappe à travers l’éther est aussi ce qui se brise, se fragmente, se racornit, rencontre l’immobile et le fixe. Chaque accident dit l’ébranlement, sonore, physique et moral. Mais quel est le lien entre la fulgurance musicale et la maladie qui frappe la musicienne ?


Que dire ? J’imagine. Le corps chutant à maintes reprises, s’accrochant aux racines, disparaissant sous son propre poids, sa gravité, son vertige, perte d’équilibre, appuyée aux murs du couloir, les bras tendus pour ne pas perdre l’équilibre, à tâtons, incapable de se supporter, dodelinant du chef, rivée à son fauteuil, immobile, clouée, la main crispée sur le crayon noircissant ses cahiers de zébrures illisibles, l’archet tremblant, la voix devenue rauque et éraillée, elle, oublieuse et distraite au gré des poussées de la maladie, la main qui oscille en lâchant les objets, le corps disloqué, amoindri, sans assiette, le regard vide, la voix grêlée, les mains glacées. En proie à la chute. À l’exténuation. Fourmillements, vertige, diplopie. Fatigue, épuisement. J’imagine. « Les cheveux dans les cordes », nous dit Hélène Magne, Jacqueline du Pré, noyée, essoufflée, retenue prisonnière dans l’enceinte de son corps malhabile. Que dois-je entendre derrière son histoire qui nous est contée par fragments ? De manière impressionniste, ironique, légère, par courts-circuits et fusées, La pluie fait surgir produit un vortex où tout s’engouffre, comme un tourbillon qui retient les corps et les astres. Trou noir du temps. Séisme lent. La figure de la violoncelliste prodige qui disparaît lentement comme une ombre, trace ténue dans l’air, chuchotée. L’empreinte d’un index frôlant une surface noircie à la flamme. Radiophonie. Machines à communiquer : apparition des ombres, voix de son maître du phonographe, chant du télégraphe, mort au travail du cinématographe, tables tournantes dans les fils du téléphone, esprits sur les ondes courtes, neige du téléviseur, caprices de l’électricité, télépathie, mystères de l’hypnose. La technique fabrique ses spectres. La radio est un médium. Écoute.




1 Blaise Cendrars, Dan Yack, Paris, Club français du livre, 1951, p. 186.

2 György Ligeti, Poème symphonique, pièce musicale pour cent métronomes, créée en 1963.